mercredi 13 novembre 2019

Course de chevaux à Todos Santos, Guatemala



Un jeudi 31 octobre, je m'aventure jusqu'à Todos Santos, village situé dans les revêches montagnes guatémaltèques, à 3 heures en minibus de Huehuetenango, connu pour sa fameuse course de chevaux par des cavaliers en état d'ébriété avancée, une tradition qui prend le contrepied de l'interdiction aux Mayas par les Espagnols de monter à cheval, au temps des "Conquistadors".






Je quitte donc Xela aux alentours de 10h, espérant attraper un bus au fameux "Terminal de buses" avant midi. Las, c'est sans compter le marché à fleurs battant son plein en ce we de célébration de la fête des morts. Des familles entières viennent s'approvisionner en bouquets somptueux pour la visite au cimetière le lendemain. Je me fraie un passage difficile entre les pensées, les marguerites, les pétales jaunes, blancs et dorés, chatoyants dans le soleil de la mi-journée... Ça embaume de tous les côtés et j'ai du mal à avancer entre les jupons énormes de ces dames et les paniers chargés de plantes et de gerbes de toutes sortes..

Finalement, je grimpe dans un bus qui démarre tranquillement à grands coups de "HUEHUE HUEHUE HUEHUEEEEEE", criés par les adjudants conducteurs, souvent de très jeunes garçons dont le métier harassant consiste à rameuter les voyageurs, arrimer solidement leurs nombreux et lourds bagages sur le toit au moyen d'épaisses cordes, se hisser ou descendre du toit à la seule force de leurs bras, le bus déjà en marche, se glisser entre les passagers compressés les uns contre les autres afin d'encaisser tous ces braves gens. Rendre la monnaie en différé quand ils manquent de change, se souvenir de qui a payé et de qui vient de monter, et qui va où et descend où, et à qui on doit encore des sous une fois qu'on a le compte... Un travail aussi physique que mental qui donne à ces êtres une dimension surhumaine... 

Enfin, après 3 heures depuis Xela, ponctuées par les nombreux vendeurs ou prêcheurs ambulants qui montent dans le bus pour faire l'article entre deux arrêts, que ce soit pour vanter les mérites de tel médicament miracle supposé faciliter le transit ou endiguer une insuffisance rénale insinueuse, tout en sermonnant la populace sur son manque d'hygiène de vie (en effet, de ce que je comprends du laïus de l'apprenti médecin, les Guatémaltèques ne sont pas grands consommateurs d'eau); ou bien, d'un ton plaintif et larmoyant par ailleurs insupportable, tentant de persuader ces chères âmes de se les racheter en s'empressant de se convertir à l'église évangéliste; quand ce n'est pas pour simplement vous vendre des oreo, un biscuit tout simple dont on nous certifie qu'il ne vient ni de Chine ni des
Etats-Unis, et dont on nous fait un exposé complet de 20 minutes (sans blague aucune)... Enfin donc, j'arrive à Huehuetenango, d'où un micro-bus chargé de touristes égayés par un bon rhum local (dont ils ont l'extrème amabilité de me faire goûter - si on peut considérer deux ou 3 verres comme une simple dégustation :p) chantant à plein poumons les derniers tubes locaux de reggaeton, prend son envol (c'est un peu l'effet que donne un bus au moteur douteux gravissant les premiers mètres d'une route à 45 degrés, douteuse également). Le paysage, absolument somptueux, parvient à me faire oublier les quelques 3 heures supplémentaires passées dans une exiguïté parfaite avec mes voisins aux exhalaisons à 35 degrés (je ne parle ni en Fahrenheit ni en Celcius évidemment).



Arrivée au village, j'en ai pour mon argent: rues boueuses, hommes ivres morts écroulés dans la gadoue à tous les coins de rue, dans le meilleur cas, s'accrochant piteusement à l'épaule de leurs épouses, ce qui ne laisse rien présager de bon pour ces dames, qui malgré tout, les soutiennent avec un sourire indulgent quasi maternel. En revanche, leurs riches costumes pratiquement tous similaires, sont un plaisir pour les yeux: chemises blanches à cols et poignets brodés, portées sur des pantalons d'un rouge profond rayé de fines lignes blanches, avec parfois un sur-pantalon court de feutre sombre rebrodé de croix bleues, un joli canotier style gondolier ou un vrai chapeau de vilain cowboy, autant de détails qui leur redonnent quelque prestance.








Les femmes, juchées sur des sandales ouvertes à talons malgré le temps épouvantablement froid et humide, avancent à petits pas dans leurs cortes étroits (jupe traditionnelle composée d'un tissu enroulé autour de la taille comme un paréo et maintenu par une riche ceinture) simplement rayés, sous de riches huipils (blouses traditionnelles) épaissement brodés pour affronter les températures difficiles de la montagne.




Je passe un Halloween absolument charmant à la fête du village, au rythme du marimba, instrument national dont les mélodies un brin répétitives ont assez vite raison de mon envie de festoyer. C'est sans compter les nombreuses invitations à participer à la danse folklorique locale, consistant en un petit pas d'un pied sur l'autre également répétitif, qui a au moins l'avantage de pouvoir être assimilé assez rapidement. Après avoir refusé un ou deux prétendants empestant la bière (dans le meilleur des cas), les "petites gringas" (moi et ma coloc, qui était arrivée un jour avant moi) s'en retournent à leur chambre cosy (prendre cela pour de l'ironie) aux draps bien frais et humides. Nous plongeons donc dans un sommeil profond, avec, de mon côté, une légère inquiétude car je ne suis pas sûre que nous ayons bien fermé à clef, ce qui, en ce jour de "tout le monde se la colle", n'est pas sans me préoccuper un peu, mais la fatigue du voyage me tombe lourdement dessus jusqu'à ce que...




De fait, c'est la nuit, la porte de la chambre grince affreusement et s'entrouvre sur une haute silhouette dont le chignon, que je devine par un effet d'ombre chinoise, me donne l'espoir  qu'il s'agit de Liane, ma coloc, qui s'est couchée avec  peu près ce genre de coiffure. La silhouette s'avance, et comme, pour confirmer mon faible espoir, s'écroule sur le lit de la-dite Liane, qui pousse alors un cri strident. C'est là que je comprends que je ne peux plus me voiler la face, il s'agit bel et bien d'un corps étranger!! Aussitôt, je bondis hors de mon lit pour éjecter l'individu hors de la chambre, tant qu'il est encore sous l'effet de la surprise (en effet, tout laisse à supposer qu'il n'est pas bien frais et je mise tout sur son manque de réactivité). Je le pousse violemment en arrière vers la porte en lui hurlant de se tirer en Anglais et en Espagnol (on n'est jamais trop prudent, quoique, à cette heure avancée, l'un comme l'autre soit passablement bancal), pensant (à tort) être très impressionnante dans mon pyjama fleuri et avec les cheveux dénoués en une crinière indomptable digne des bêtes sauvages les plus féroces. Mais, pas de bol, c'est le premier Guatémaltèque que je rencontre qui soit bien plus grand que moi, et j'ai l'impression de me heurter à un mur, qui me regarde l'oeil torve. Le type vacille vaguement avant de s'étaler de tout son long, cette fois sur MON lit, et de s'y endormir aussitôt avec un ronflement paisible! Là, j'ai l'impression de me retrouver dans une version inversée "Boucle d'or et les trois ours"... Je cours chercher de l'aide dehors pour extraire le bonhomme, à coups "Hay un hombre en mi cama" ("il y a un homme dans mon lit", le seul truc qui me vienne à l'esprit, et qui laisse pantois (choses que je ne peux que comprendre, avec le recul) les deux types également brumeux que je recrute et qui se révèlent être les compagnons de voyage de l'ours au chignon, et à qui je hurle de se charger de leur indésirable ami, qui continue de ronfler allègrement sur mon oreiller. Avec de multiples courbettes pour s'excuser pour leur ami, et une efficacité à faire peur, (ils susurrent tout au plus à l'oreille de leur ami qu'il ne s'agit pas de son "cama", lit, ni de sa chambre), ils finissent par nous porter sur les nerfs également. Tout à coup, ma coloc a l'idée lumineuse de le menacer de lui verser le contenu glacé de sa bouteille d'eau sur la tête, menace qui réveille brièvement le grand endormi, ce que ses amis mettent à profit pour le tirer hors du lit, tout en l'assurant que ce n'est pas leur faute, mais celle de ces deux filles qui sont vraiment menaçantes avec leur bouteille et qui commencent à s'énerver. Enfiiiin, ils partent!!!











Le lendemain, nous assistons (roulement de tambour), à la fameuse course. Les chevaux, naseaux fumants et bouches écumantes, portent de gros ou fins bonshommes magnifiquement parés pour la circonstance, de superbes foulards jetés sur les épaules, des guirlandes accrochées à leurs chapeaux qui s'envolent derrière eux en une traînée multicolore quand le départ sonne et que le cheval, épouvanté, démarre ventre à terre au triple galop. Dans la boue qui éclate par morceaux sur les spectateurs sous le choc des sabots, les cavaliers se lancent à coeur perdu dans une course effrénée en poussant des cris gutturaux sauvages, maniant la cravache avec une impitoyable liberté, s'oubliant eux-mêmes et leur monture, aveuglés par leur soif de victoire, et dans une rage venue des profondeurs. Les yeux révulsés et le regard triomphant, les gagnants repartent en trombe, dans un vigoureux coup de rêne qui arrache aux chevaux des coups de tête effrayés.








Un cheval revient au galop sans son cavalier... Un autre, ne pouvant interrompre l'élan de sa course, saute par-dessus la barrière d'arrivée, s'écrasant lourdement avec son cavalier au milieu la foule épouvantée, qui s'écarte prestement en un déploiement paniqué tel un essaim de poissons apeurés, dans une clameur assourdissante.






Cette proximité de magnificence, de sauvagerie, de cruauté et de virtuosité me fait penser à ce qu'on a pu me raconter des corridas, ces cruelles mise en scène de la peur et de la cruauté humaine, ces liens tangibles entre vie et mort mis en spectacle pour le soulagement d'une partie des vices, des peurs, et des fantasmes humains. Cette cruauté dans le traitement de l'animal comme s'il n'était qu'un objet insensible, et en même temps ce cri de liberté et de revanche sur l'oppression vécue au plus près par le peuple, ménagent pour le spectateur un sentiment ambivalent de fascination et de jugement qui ne sont en rien étrangers à la popularité de cette célébration.






L'étalage d'une virilité primaire et cruelle, qui s'affirme dans toute sa brutalité, mariée au raffinement et à la symbolique religieuse des accoutrements, l'état pathétique des hommes gisant dans la boue et la force qui émane de la course et des cavaliers sont autant de contrastes qui rendent difficile la question de savoir où se situe le beau, le cruel, le laid, le spectacle, le vice, la fascination, la trivialité, l'humanité enfin. On est perdu et sans repère, confronté à tout ce qui nous bouscule dans l'idée qu'on se fait de la civilisation. Et nos sociétés, épurées de telles traditions, semblent à côté bien plus pâlottes et sans doute plus morales? Enfin, tout est une question de perspective je suppose.



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