lundi 2 mars 2020

La dure vie de femme...

Elizabeth me dit qu'elle ne veut pas se marier pour "garder sa liberté". Ici, le mot "liberté" est à prendre au sens littéral. En effet, elle m'explique qu'ici une femme doit demander la permission à son mari ou fiancé pour quoi que ce soit, dès qu'il s'agit de sortir de la maison. Par exemple son dernier copain lui interdisait d'aller à la gym... Quand je vois les posts d'Elizabeth sur fb (sur le consentement, la liberté féminine ect), je me dis qu'en plus ça ne doit pas être évident de trouver quelqu'un de vraiment ouvert à ça ici... des fois je pense la même chose pour moi, car où que ce soit et quelle que soit la culture, on vit dans un monde machiste basé sur le patriarcat, on descend ou on monte en degré c'est tout, alors rêver d'absolu... Comme toutes les femmes vraiment concernées par le sujet, et dans n'importe quel pays, il y a très souvent entre hommes et femmes, un décalage culturel et émotionnel immense sur ces question, qui nous affectent au plus profond de nos êtres au-delà de tout ce que l'on peut imaginer, et parfois malgré nous.

Je finis par partir de la famille car j'étouffe trop, les filles restent toute la journée à la maison à travailler et on ne peut pas vraiment sortir se balader dans la nature car c'est dangereux... Une Française croisée au Mexique arrive à San Pedro, on se donne rdv dans une auberge.



Après une semaine un peu stérile en auberge de jeunesse, à rencontrer des Australiens qui louent des bâteaux pour picoler au soleil sur le lac et avec qui j'ai du mal à me connecter, je prends le chemin de San Juan, où je suis en contact avec une coopérative où je vais travailler pendant une semaine en logeant dans une famille.

La veille, je fais un affreux cauchemar, je me dis qu'après tout je ne les connais absolument pas, personne ne me les a recommandés, et même si j'aime bien San Juan, c'est quand même complètement mort la nuit et je me demande pourquoi je vais me ré-enterrer là-bas. J'arrive dans la famille, et mes doutes se confirment. Ils ont l'air gentil, mais la dame me glace, peut-être parce qu'elle a du mal en Espagnol mais elle parle terriblement lentement et d'un ton vraiment abattu, elle m'explique la dureté de la vie, on se sacrifie pour ses enfants, elle leur a dit de se marier le plus tard possible... Je crois qu'en fait, elle est déprimée, usée par la vie et la charge de travail, elle me dit qu'elle n'a que deux heures de loisir par semaine, le dimanche après la messe, elle regarde la télé... Après il faut reprendre, les tâches ménagères, la lessive (tout à la main), la vaisselle, les courses, les repas, les tortillas 3 fois par jour (horriblement long et chiant), tout ça pour toute la famille, le tissage... Et ça c'est pour les femmes dont les enfants sont grands, quand ils sont petits, elles s'en occupent toute la journée, alors elles tissent la nuit... C'est vrai qu'ici les bébés sont toujours contre leur mère... et de fait, ils ne pleurent du coup jamais. Je lui explique qu'en Europe on laisse les bébés pour aller travailler, et quand ils pleurent des fois on les laisse pleurer pour les "habituer", les habituer à être un peu tout seuls? Là, une expression outrée anime soudain les traits de son visage las, et, comme si elle s'adressait au rejeton adulte d'une culture inhumaine de sauvages sanguinaires, elle m'affirme très clairement et droit dans les yeux d'un ton qui ne souffre aucun appel: "Ah non, nous ici, on ne laisse pas les enfants pleurer!", et je perçois une certaine fierté, la fierté d'être dans le juste et dans le vrai, malgré tout ce que cela implique. Il est juste hors de question de laisser pleurer les bébés, c'est comme ça. Ça me fait penser au film Même la pluie, dans lequel le personnage de Gaele Garcia Bernal, qui joue un cinéaste mexicain réalisant un film sur l'arrivée des Espagnols en Amérique du Sud,  demande à des femmes indigènes de Bolivie de faire semblant de noyer leurs bébés dans la rivière pour les soustraire à l'envahisseur, dans le cadre de leur figuration dans une scène faisant référence à une situation réelle du passé. Il obtient un "non" soudain et catégorique des femmes, elles qui d'habitude acceptent sans broncher les requis de la mise en scène. Il a beau insister, c'est hors de question, comme si cette idée en soi était trop insupportable pour qu'on puisse même songer à la jouer pour de faux.

Pour revenir aux soins apportés aux enfants, sans doute notre culture est aussi dure, à sa façon, est-ce qu'on n'ouvre pas des failles émotionnelles et affectives chez les tout petits, à les séparer très vite du cocon parental? Biensûr, il est hors de question de remettre en question le travail et  l'indépendance financière et personnelle des mères en les poussant à rester chez elles , non je pense juste à une parentilité beaucoup plus inclusive et équitable des deux parents, et une société plus juste et équilibrée où les pères et les mères  pourraient passer plus de temps proche de leur enfant quand il est tout petit, de manière bien équitable à 50/50, tandis que le travail prendrait une place bien plus petite. En gros mon projet social à moi, c'est "travailler moins pour gagner plus", genre tout le monde à mi-temps, et le reste du temps, c'est pour l'humain, pour soi, pour son couple, pour son enfant, du temps pour l'affectif, le contact, le charnel, l'émotionnel, remettre la sensualité et l'émotion au coeur des rapports humains, oublier les mots... revenir à un rapport plus "primitif", plus primaire aux choses et aux personnes, peut-être plus vrai et essentiel, se souvenir de nos corps et laisser le mental de plus loin possible, les mots aux oubliettes car ils nous mentent souvent...

Quand je la complimente sur l'amabilité et la gentillesse de ses enfants, son visage s'illumine, c'est la seule fois où je la vois sourire... J'ai l'impression que son seul espoir (et pour beaucoup de femmes, comme pour les femmes croisées au Mexique), c'est que ses enfants n'aient pas la même vie qu'elle... dur d'entendre tout ça...

Son mari, lui, me parle des catastrophes qui ont tué des tas de personnes ici au Guatemala, le tremblement de terre de 1976, "où on a ramassé les gens à la pelleteuse à Xela et à la capitale, pour les enterrer dans une fosse commune qu'on a ensuite recouverte de terre comme ça", et il me fait un grand signe de la main qui balaie la table, brrrr, et ici à San Juan, les maisons étaient faites de briques qui se sont écroulées sur leurs habitants dans leur sommeil, personne n'a pu s'échapper ou se ruer dehors, tout le monde dormait... Le réveil du volcan Fuego il y a deux ans, et la pluie diluvienne qui a entraîné dans sa coulée des tonnes de cendres brûlantes qui ont ébouillanté des villages entiers, on entendait les gens hurler de douleur mais les secours ne pouvaient pas venir car le sol était comme du feu... Jusqu'à la tempête d'il y a dix ans, le cratère d'un volcan empli d'eau s'est vidé d'un coup de son contenu, emportant toutes les habitations de la pente au passage... le bonhomme n'a pas l'air de se rendre compte qu'il s'adresse à une âme TRES sensible!!!

Je manque de peu de m'enfuir en courant en prétextant que mon amie de San Pedro est malade et qu'elle a besoin de moi... Mais je me dis, bon, attendons quand même de voir comment ça se passe à la coopérative... Déception de plus, en fait je ne sers à rien car les femmes sont bien trop occupées et surtout pratiquement analphabètes, elles ne savent pas vraiment ce que c'est que mon métier, la responsable n'est pas là en plus... J'aide tout au plus pour ranger un peu la boutique, j'ai l'impression d'être en stage post école de stylisme, où il faut avoir l'air d'être occupé en époussetant les étagères et en replaçant le mobilier, tout en se demandant ce qu'on fiche là après 5 ans d'études à travailler d'arrache-pied... Ca devient un peu plus prenant quand j'aide à l'encaissement, là, entre les groupes de Français, d'Italiens et d'Américains, je traduis tout en Espagnol et me sens de quelque utilité, en plus je trouve ça assez amusant pour tout dire, et je me dis, pourquoi pas un peu de traduction pour gagner ma vie en attendant d'être célèbre haha?!

ma modeste participation à Ixoq Ajkeem (femmes tisseuses en Tsutujil): je réalise un patron d'après le kimono que je m'étais fait faire à Xela)


Comme je m'ennuie créativement, je décide de faire des vêtements pour moi, car les tissus d'ici me plaisent bien! Je demande un couturier à la coopérative, et on m'indique la boutique minuscule d'Eliseo, un monsieur adorable avec une moustache à l'ancienne, et qui est ravi d'avoir une "Parisienne" pour cliente. Je lui explique ce que je veux, on discute, il prend mes mesures. On a un super échange et j'attends avec impatience mes vêtements. Quand je viens les récupérer et lui dire au-revoir, il me dit qu'il aime bien avoir des demandes spécifiques comme ça, ça le fait progresser dans son métier car sinon il y a peu de nouveautés à mettre au point, en plus les femmes ici refusent qu'on leur prenne les mesures, "por la verguenza", à cause de la honte...






Bref, en voyage, pas facile de trouver sa place, parmi les voyageurs insouciants ou les locaux écrasés par le poids de la vie...??? Biensûr il y a un entre deux, il est juste pas évident à trouver, il faut bien savoir qui on est sans doute...

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