mardi 21 juillet 2020

Le Haras

Je ne sais s'il convient de s'étendre longuement sur le triste épisode, lugubre et venteux, qu'ont représenté ces deux terribles semaines qui m'ont paru un mois. Après un voyage éreintant en partie à cause du covoiturage catastrophique passé en compagnie d'Emiliano, je vous passe les détails, mais, et cela aurait été une évidence aux yeux de tous, et ne le fût, hélas, pas aux miens, il devrait être absolument proscrit de compter sur la ponctualité d'un fumeur chronique de hashish. J'arrive dans la Sud donc, après 16 heures de bus, 6 de covoit et une crise de nerfs, dans le supposé petit coin de paradis où les chevaux galopent gaiement, mais je déchante vite.

Le climat déja, glacial. La maison, une demeure qui a sans conteste dû autrefois briller par sa prestance, ressemble à un taudis poussiéreux dont les dalles brisées et les fenêtres sans vitres laissent passer tous les courants dair. Du coup les volets sont fermés en permanence, ce qui laisse deviner aux mauvaises lueurs d'ampoules sans abats-jours des objets de collections d'un goût baroque pour ne pas dire douteux (surtout des sculptures grossières de chevaux criniere au vent), qui disparaissent sous les toiles daraignée. La pierre sombre des murs vous donne froid dans le dos, et l'immense cheminée où pendent d'effrayants accessoires à découper la viande (on est en pays Gaucho) vous fait frissonner plus qu'elle ne vous réchauffe. La toiture – on me raconte que les tuiles gigantesques ont été moulées sur les cuisses des esclaves qui ont construit la maison - laisse passer les grosses gouttes de pluie qui s'écrasent sur un tapis perse antique élimé dont les lambeaux recouvrent à peine le sol inégal. Un sofa monstrueux et un gigantesque fauteuil en cuir craquelé complètent ce décorum hostile et surtout affreux. J'avais bien vu sur les photos que j'aurais du mal à me sentir bien dans ce genre d'atmosphère, mais voila où cela vous mène quand vous n'écoutez pas votre instinct. Pourtant, Raquel et son père, un homme de soixante cinq ans à la santé déclinante, sont plutôt affables, bien qu'ils ne s'intéressent pas une seconde a moi, je pourrais être la dernière des souillons qu'ils ne me jetteraient pas un regard de moins. Alors cette fois, j'ai vraiment l'impression d'etre un vagabond sans le sou qui erre de propriété en propriété monnayer ses faibles bras contre le gîte et le couvert, une idée qui m'avait semblé tout d'abord romanesque, mais qui commence à me taper sur le systeme, surtout quand il s'agit de dormir dans une chambre exigue et humide au lieu d'une jolie cabane au mileu des bananiers. Mais c'est un fait, j'aime que ma vie ressemble à un roman, même si quelques pages sont pathétiques (voire carrément des chapitres entiers).

Je découvre vite la passion de mes hôtes-ogres pour la viande. En effet, Raquel, 180 cm pour à peu près autant de kilogs, et son père, dont la carrure imposante et la barbe sévère vous en bouchent un coin, s'attellent à la cuisson d'énormes morceaux de viandes que je croyais destinés à un élevage de lions, les embrochants sur des pics de la taille d'épées pour les faire cuire dans un four digne de la sorcière dans Ansel et Gretel. Je suis tout juste rassurée qu'ils ne m'y jettent pas aussi, je ferais certes un bon gibier (je leur ferais bien don d'un bout de cuisseau). D'ailleurs, en parlant de graisse, elle suinte a grosses gouttes de la viande qui cuit, qui fond au-dessus des flammes. C'est donc un souper gargantuesque, dont les restes sont jetés aux deux énormes molosses qui leur servent de chiens, bêtes horribles dont le poids n'a rien a envier à celui de leurs maîtres. Ils se jettent férocement sur les morceaux qu'ils déchiquettent avec voracité dans des glapissements effroyables. Raquel nous confie que les deux chiens de son enfance sont morts empoisonnés par des voleurs qui voulaient entrer dans la propriété... De tous temps, la maison a été la cible de voleurs de grand chemin. A l'époque, on tuait sans merci pour dérober l'or des propriétaires terriens, et l'histoire de la maison commence dans un bain de sang. Comme nous le conte Edison, les crimes se sont succédés ici-même pour s'emparer sans vergogne des trésors supposés et des parfois rares quelques pièces d'argent en possession des maîtres, à une époque féroce et sauvage où malfrats et grands propriétaires, quand ce n'était pas les deux, se disputaient les richesses de ces terres hostiles.


A propos des molosses, qui me bavent dessus au moindre prétexte, Miguel me confie que c'est encore à cause deux qu'il y a des souris (j'avais compris des rats au début :///, car "rata" en Espagnol signifie souris et non rat heureusement), car ils dévorent tous les chats qu'on a pu avoir dans la maison (horrible!!!). En plus, on a, grâce à eux, des puces!!! Atrocement conviviale cette maison...

Le paysage, complètement plat, est presqu'ennuyeux, après les montagnes, les récifs et les forêts de la région de Rio. Les immenses étendues d'eau dues aux pluies diluviennes sont comme des miroirs qui reflètent un ciel triste et sans espoir où galopent des chevaux certes, mais terriblement amaigris par la sécheresse qui a précédé et qui les a privé du patûrage dont ils se repaissent et qui les renforcent normalement avant le rude hiver. D'ailleurs, on aperçoit un tournoiement de vautours au loin, qui signale en silence la présence d'un cheval mort... Le froid en effet, ainsi que les piqûres de serpents, ont raison chaque année d'une dizaine de bêtes... Je visite les écuries, hasarde une caresse sur un museau ou deux, mais la réaction ne se fait pas attendre, les chevaux apeurés reculent d'effroi. On m'a bien dit que les chevaux arabes étaient doublement sensibles et nerveux, mais malgré tout, ca ne ma paraît pas normal, je sens quelque chose d'autre, comme si ces chevaux avaient un problème. J'apprendrai que le "manutentionniste" précédent les brutalisait. Et puis, quand je vois les propriétaires à l'oeuvre, je comprends mieux aussi pourquoi ces chevaux sont stressés. Ils sont inutilement brutaux avec eux. Tout ce pourquoi j'étais venue s'écroule. Car je comprends vite que le "dialogue" avec le cheval n'est pas la priorité. Au bout d'un certain temps, moi qui avais peur des chevaux, je me rends compte que je passe plus de temps à les rassurer qu' à me rassurer. Les rôles sont inversés et parfois, dans leurs yeux inquiets, je lis les peurs, les incertitudes, la fragilité, et jai l'impression de voir mon reflet.





Puis, j'apprends que les employés chargés de l'entretien ne viendront plus car ils ne sont plus payés depuis des lustres, le propriétaire est ruiné, et que je vais sans doute passer beaucoup de temps à vider et nettoyer les écuries, et à couper et ramasser de l'herbe pour nourrir les pauvres bêtes qui en mettent jamais le pied dehors et restent enfermées toute la journée et toute la nuit dans leur box, sauf quand on besoin d'elles pour une compétition. Les Jacovas ont eu leur heure de gloire, un temps où ils ne s'adressaient à personne avec humilité, où ils ignoraient leurs employés, où leurs amitiés politiques les menaient où ils voulaient, un temps où on invitait deux cents personnes pour des fêtes impossibles... Mais le vent a tourné...

















Le soir au coin du feu, Edison, le "encargado", descend d'une traite ma bouteille de cachaca, et nous raconte les yeux brillants qu' à l'endroit où je suis justement assise, on voit parfois le fantôme d'une belle femme en robe rouge qui se balance dans un fauteuil à bascule en murmurant "Dexiame em paz","Laissez-moi en paix". Personne ne sait qui c'est mais tous disent qu'elle est très belle, vraiment tres belle, et les yeux d'Edison brillent plus fort quand il prononce ce mot, "belle", et on sent un mélange d'effroi et d'envie. Il aimerait bien la voir un jour lui aussi, mais en même temps ca le terrifie, on lit tout ca dans ses yeux plissés par l'alcool.

Le dernier jour, je vis enfin une expérience inoubliable. On part tous à cheval au champs pour ramener un troupeau de pur-sang au haras. Mon rôle est simple, pendant que Marlou suit le troupeau au pas pour le faire avancer vers la sortie (les chevaux auront peur de cet inconnu et donc vont chercher a fuir le cavalier solitaire qui arrive vers eux), je dois rester à un poste fixe pour faire barrage aux chevaux s'il leur venait l'envie de faire volte face. Tout est très simple. En revanche, si les chevaux rebroussent chemin avant même d'être arrivés à mon niveau, toute l'opération sera perdue. Je dois donc observer leur progression, guetter les signaux d'Edison ou de Marlou, et m'élancer en avant, surtout sans laisser mon cheval partir au galop - Edison me met doublement en garde contre cette éventualité, car mon cheval ne demandera qu' à suivre gaiement le troupeau s'il part au galop - pour me positionner plus haut et dissuader le troupeau de repartir dans la direction opposée. Je ne sais pas si c'est très clair, mais avant qu'Edison ne me trace le plan au sol, c'était pour moi aussi carrément confus, donc ne vous inquiétez pas si vous n'avez rien compris, moi à peine plus! Et encore, moi je vous l'explique en Francais, non dans un Portugais remâché à l'accent gaucho. Toujours est-il que je guette avec une certaine inquiétude la progression des chevaux, et Marlou derrière, qui avance doucement. Il faut à tout prix éviter de trop effrayer le troupeau et qu'il ne parte au galop. L'opération prend un certain temps car le champs est immense, et je vois au loin la silhouette du troupeau et du cavalier derrière franchir l'étang et continuer tranquillement. Je regarde tour a tour Marlou et Edison, encore plus loin, dont le chapeau de cowboy s'agite soudain. Les chevaux en effet ont brusquement décidé qu'il n'etait pas encore temps pour eux de sortir, et je les vois faire un quart de tour comme un ban de poissons effrayés, et commencer à galoper dans la mauvaise direction. Mon sang ne fait qu'un tour, je crois que c'est mon heure. Je mlance sans m'emballer comme Edison m'a dit, sur mon fidele petit Perseo super obéissant et dynamique, je l'aiiiime, j'avance d'un bon trot au-devant du troupeau qui étonné, ralentit quelque peu, avant de reprendre sa course pour me passer en travers. Un peu impressionnant, mais faut pas se laisser avoir. Alors j'y go, ils ne doivent pas passer, je prends un air féroce et bondis dans leur direction pour faire comme un barrage. Un peu perplexes, oscillant entre le "on y va quand même" et le "ya quand même un ennemi là ", ils ralentissent, tournent légèrement et s'échappent dans une autre direction. Je mlance à nouveau pour m'interposer, ils renoncent et cette fois galopent en direction de la sortie. Ouf, mission accomplie!! C'est un sentiment incroyable de guider un troupeau à moitié sauvage juste à l'aide dune bonne monture, l'illusion d'un semblant de pouvoir et de libre arbitre, comprendre et anticiper les réactions de ces bêtes sensibles et apeurées.











Au retour, on entend un beuglement mi-humain mi-bestiaux, c'est Jacovas avachi et livide qui hurle qu'il a eu un accident, il est tombé de son quad dans un étang et il est gelé. Il a eu une peine immense à remonter dessus et à rentrer. Il peut à peine bouger, il veut qu'on le transporte dans sa douche et qu'on le baigne pour le réchauffer. Les hommes s'en chargent tandis qu'on attend une ambulance. Jacovas ne veut pas appeler l'hôpital du coin car il n'a pas d'assurance... Et me revient en mémoire la sentence qu'il nous énonçait avec gravité quelques jours auparavant, et qui sonne à présent comme une prophétie lugubre: "La desgracia nunca viene sola", "La disgrâce n'arrive jamais seule"...

La nuit, un orage effroyable éclate, j'ai branché mon téléphone pour le charger en prévision de mon trajet de bus de demain, et soudain j'ai peur qu'un éclair fasse péter les plombs et mon tel avec. Miguel me dit qu'il vaut vraiment mieux que je laisse branché au cas où il y aurait un problème sur le trajet (oui, j'ai omis un détail charmant, je partage la chambre avec un couple de volontaires, on devait avoir chacun notre chambre mais elles caillent tellement qu'on a tous préféré celle qui est dans la maison). Finalement, saisie d'une peur incontrôlable, je débranche mon tel (je précise que je viens d'en racheter un a 150 euros). Et là ... un éclair éééééénorme illumine la chambre d'une lumière blanche aveuglante, et avec le tonnerre, on entend un craquement sinistre et je comprends que les plombs ont sauté, et que mon portable l'a vraiment échappé belle!!!!

Il est vraiment temps pour moi de partir, je saute enfin dans mon bus avec soulagement... et pour une fois... aucun regret!

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