Je ne sais s'il
convient de s'étendre
longuement sur le triste épisode, lugubre et venteux, qu'ont
représenté ces deux terribles semaines qui m'ont
paru un mois. Après
un voyage éreintant en partie à
cause du covoiturage catastrophique passé en compagnie d'Emiliano,
je vous passe les détails, mais, et cela aurait été une évidence
aux yeux de tous, et ne le fût, hélas, pas aux miens, il devrait
être absolument proscrit de compter sur la ponctualité d'un
fumeur chronique de hashish. J'arrive
dans la Sud donc, après
16 heures de bus, 6 de covoit et une crise de nerfs, dans le supposé
petit coin de paradis où les chevaux galopent gaiement, mais je
déchante vite.
Le climat déja, glacial.
La maison, une demeure qui a sans conteste dû autrefois briller par
sa prestance, ressemble à
un taudis poussiéreux dont les dalles brisées et les fenêtres sans
vitres laissent passer tous les courants dair. Du coup les volets
sont fermés en permanence, ce qui laisse deviner aux mauvaises
lueurs d'ampoules
sans abats-jours des objets de collections d'un
goût baroque pour ne pas dire douteux (surtout des sculptures
grossières
de chevaux criniere au vent), qui disparaissent sous les toiles
daraignée. La pierre sombre des murs vous donne froid dans le dos,
et l'immense
cheminée où pendent d'effrayants
accessoires à
découper la viande (on est en pays Gaucho) vous fait frissonner plus
qu'elle
ne vous réchauffe. La toiture – on me raconte que les tuiles
gigantesques ont été moulées sur les cuisses des esclaves qui ont
construit la maison - laisse passer les grosses gouttes de pluie qui
s'écrasent
sur un tapis perse antique élimé dont les lambeaux recouvrent à
peine le sol inégal. Un sofa monstrueux et un gigantesque fauteuil
en cuir craquelé complètent
ce décorum hostile et surtout affreux. J'avais
bien vu sur les photos que j'aurais
du mal à
me sentir bien dans ce genre d'atmosphère,
mais voila où cela vous mène
quand vous n'écoutez
pas votre instinct. Pourtant, Raquel et son père,
un homme de soixante cinq ans à
la santé déclinante, sont plutôt affables, bien qu'ils
ne s'intéressent
pas une seconde a moi, je pourrais être la dernière
des souillons qu'ils
ne me jetteraient pas un regard de moins. Alors cette fois, j'ai
vraiment l'impression
d'etre
un vagabond sans le sou qui erre de propriété en propriété
monnayer ses faibles bras contre le gîte et le couvert, une idée
qui m'avait
semblé tout d'abord
romanesque, mais qui commence à
me taper sur le systeme, surtout quand il s'agit
de dormir dans une chambre exigue et humide au lieu d'une
jolie cabane au mileu des bananiers. Mais c'est
un fait, j'aime
que ma vie ressemble à
un roman, même si quelques pages sont pathétiques (voire carrément des chapitres entiers).
Je découvre vite la
passion de mes hôtes-ogres pour la viande. En effet, Raquel, 180
cm pour à
peu près autant de kilogs,
et
son père,
dont la carrure imposante et la barbe sévère
vous en bouchent un coin, s'attellent
à
la cuisson d'énormes
morceaux de viandes que je croyais destinés à
un élevage de lions, les embrochants sur des pics de la taille
d'épées
pour les faire cuire dans un four digne de la sorcière
dans Ansel et Gretel. Je suis tout juste rassurée qu'ils
ne m'y
jettent pas aussi, je ferais certes un bon gibier (je leur ferais bien don d'un bout de cuisseau). D'ailleurs, en parlant de graisse, elle suinte a
grosses gouttes de la viande qui cuit, qui fond au-dessus des
flammes. C'est
donc un souper gargantuesque, dont les restes sont jetés aux deux
énormes molosses qui leur servent de chiens, bêtes horribles dont
le poids n'a
rien a envier à
celui de leurs maîtres. Ils se jettent férocement sur les morceaux
qu'ils
déchiquettent avec voracité dans des glapissements effroyables.
Raquel nous confie que les deux chiens de son enfance sont morts
empoisonnés par des voleurs qui voulaient entrer dans la
propriété... De tous temps, la maison a été la cible de voleurs
de grand chemin. A l'époque,
on tuait sans merci pour dérober l'or
des propriétaires terriens, et l'histoire
de la maison commence dans un bain de sang. Comme nous le conte
Edison, les crimes se sont succédés ici-même pour s'emparer
sans vergogne des trésors supposés et des parfois rares quelques
pièces
d'argent
en possession des maîtres, à
une époque féroce et sauvage où malfrats et grands propriétaires,
quand ce n'était
pas les deux, se disputaient les richesses de ces terres hostiles.
A propos des molosses,
qui me bavent dessus au moindre prétexte, Miguel me confie que c'est
encore à
cause deux qu'il
y a des souris (j'avais
compris des rats au début :///, car "rata" en Espagnol
signifie souris et non rat heureusement), car ils dévorent tous les
chats qu'on
a pu avoir dans la maison (horrible!!!). En plus, on a, grâce à
eux, des puces!!! Atrocement conviviale cette maison...
Le paysage, complètement
plat, est presqu'ennuyeux,
après
les montagnes, les récifs et les forêts de la région de Rio. Les
immenses étendues d'eau
dues aux pluies diluviennes sont comme des miroirs qui reflètent
un ciel triste et sans espoir où galopent des chevaux certes, mais
terriblement amaigris par la sécheresse qui a précédé et qui les
a privé du patûrage dont ils se repaissent et qui les renforcent
normalement avant le rude hiver. D'ailleurs,
on aperçoit un tournoiement de vautours au loin, qui signale en
silence la présence d'un
cheval mort... Le froid en effet, ainsi que les piqûres de serpents,
ont raison chaque année d'une
dizaine de bêtes... Je visite les écuries, hasarde une caresse sur
un museau ou deux, mais la réaction ne se fait pas attendre, les
chevaux apeurés reculent d'effroi.
On m'a
bien dit que les chevaux arabes étaient doublement sensibles et
nerveux, mais malgré tout, ca ne ma paraît pas normal, je sens
quelque chose d'autre,
comme si ces chevaux avaient un problème.
J'apprendrai
que le "manutentionniste" précédent les brutalisait. Et
puis, quand je vois les propriétaires à
l'oeuvre,
je comprends mieux aussi pourquoi ces chevaux sont stressés. Ils
sont inutilement brutaux avec eux. Tout ce pourquoi j'étais
venue s'écroule.
Car je comprends vite que le "dialogue" avec le cheval
n'est
pas la priorité. Au bout d'un
certain temps, moi qui avais peur des chevaux, je me rends compte que
je passe plus de temps à
les rassurer qu'
à me rassurer. Les rôles
sont inversés et parfois, dans leurs yeux inquiets, je lis les
peurs, les incertitudes, la fragilité, et jai
l'impression de voir mon reflet.
Puis, j'apprends
que les employés chargés de l'entretien
ne viendront plus car ils ne sont plus payés depuis des lustres, le
propriétaire est ruiné, et que je vais sans doute passer beaucoup
de temps à
vider et nettoyer les écuries, et à
couper et ramasser de l'herbe
pour nourrir les pauvres bêtes qui en mettent jamais le pied dehors
et restent enfermées toute la journée et toute la nuit dans leur
box, sauf quand on besoin d'elles
pour une compétition. Les Jacovas ont eu leur heure de gloire, un
temps où ils ne s'adressaient
à
personne avec humilité, où ils ignoraient leurs employés, où
leurs amitiés politiques les menaient où ils voulaient, un temps où
on invitait deux cents personnes pour des fêtes impossibles... Mais
le vent a tourné...
Le soir au coin du feu,
Edison, le "encargado", descend d'une
traite ma bouteille de cachaca, et nous raconte les yeux brillants
qu'
à l'endroit
où je suis justement assise, on voit parfois le fantôme d'une
belle femme en robe rouge qui se balance dans un fauteuil à
bascule en murmurant "Dexiame em paz","Laissez-moi en
paix". Personne ne sait qui c'est
mais tous disent qu'elle
est très
belle, vraiment tres belle, et les yeux d'Edison
brillent plus fort quand il prononce ce mot, "belle", et on
sent un mélange d'effroi
et d'envie.
Il aimerait bien la voir un jour lui aussi, mais en même temps ca le
terrifie, on lit tout ca dans ses yeux plissés par l'alcool.
Le dernier jour, je vis
enfin une expérience inoubliable. On part tous à
cheval au champs pour ramener un troupeau de pur-sang au haras. Mon
rôle est simple, pendant que Marlou suit le troupeau au pas pour le
faire avancer vers la sortie (les chevaux auront peur de cet inconnu
et donc vont chercher a fuir le cavalier solitaire qui arrive vers
eux), je dois rester à
un poste fixe pour faire barrage aux chevaux s'il
leur venait l'envie
de faire volte face. Tout est très
simple. En revanche, si les chevaux rebroussent chemin avant même
d'être
arrivés à
mon niveau, toute l'opération
sera perdue. Je dois donc observer leur progression, guetter les
signaux d'Edison
ou de Marlou, et m'élancer
en avant, surtout sans laisser mon cheval partir au galop - Edison me
met doublement en garde contre cette éventualité, car mon cheval ne
demandera qu'
à suivre gaiement le
troupeau s'il
part au galop - pour me positionner plus haut et dissuader le
troupeau de repartir dans la direction opposée. Je ne sais pas si
c'est
très
clair, mais avant qu'Edison
ne me trace le plan au sol, c'était
pour moi aussi carrément confus, donc ne vous inquiétez pas si vous
n'avez
rien compris, moi à
peine plus! Et encore, moi je vous l'explique
en Francais, non dans un Portugais remâché à
l'accent
gaucho. Toujours est-il que je guette avec une certaine inquiétude
la progression des chevaux, et Marlou derrière,
qui avance doucement. Il faut à
tout prix éviter de trop effrayer le troupeau et qu'il
ne parte au galop. L'opération
prend un certain temps car le champs est immense, et je vois au loin
la silhouette du troupeau et du cavalier derrière
franchir l'étang
et continuer tranquillement. Je regarde tour a tour Marlou et Edison,
encore plus loin, dont le chapeau de cowboy s'agite
soudain. Les chevaux en effet ont brusquement décidé qu'il
n'etait
pas encore temps pour eux de sortir, et je les vois faire un quart de
tour comme un ban de poissons effrayés, et commencer à
galoper dans la mauvaise direction. Mon sang ne fait qu'un
tour, je crois que c'est
mon heure. Je m'élance
sans m'emballer
comme Edison m'a
dit, sur mon fidele petit Perseo super obéissant et dynamique, je
l'aiiiime,
j'avance
d'un
bon trot au-devant du troupeau qui étonné, ralentit quelque peu,
avant de reprendre sa course pour me passer en travers. Un peu
impressionnant, mais faut pas se laisser avoir. Alors j'y
go, ils ne doivent pas passer, je prends un air féroce et bondis
dans leur direction pour faire comme un barrage. Un peu perplexes,
oscillant entre le "on y va quand même" et le "ya
quand même un ennemi là
", ils ralentissent,
tournent légèrement
et s'échappent
dans une autre direction. Je m'élance
à
nouveau pour m'interposer,
ils renoncent et cette fois galopent en direction de la sortie. Ouf,
mission accomplie!! C'est
un sentiment incroyable de guider un troupeau à
moitié sauvage juste à
l'aide
dune bonne monture, l'illusion
d'un
semblant de pouvoir et de libre arbitre, comprendre et anticiper les
réactions de ces bêtes sensibles et apeurées.
Au retour, on entend un
beuglement mi-humain mi-bestiaux, c'est
Jacovas avachi et livide qui hurle qu'il
a eu un accident, il est tombé de son quad dans un étang et il est
gelé. Il a eu une peine immense à
remonter dessus et à
rentrer. Il peut à
peine bouger, il veut qu'on
le transporte dans sa douche et qu'on
le baigne pour le réchauffer. Les hommes s'en
chargent tandis qu'on
attend une ambulance. Jacovas ne veut pas appeler l'hôpital
du coin car il n'a
pas d'assurance... Et me revient en mémoire la sentence qu'il nous énonçait avec gravité quelques jours auparavant, et qui sonne à présent comme une prophétie lugubre: "La desgracia nunca viene sola", "La disgrâce n'arrive jamais seule"...
La nuit, un orage
effroyable éclate, j'ai
branché mon téléphone pour le charger en prévision de mon trajet
de bus de demain, et soudain j'ai
peur qu'un
éclair fasse péter les plombs et mon tel avec. Miguel me dit qu'il
vaut vraiment mieux que je laisse branché au cas où il y aurait un
problème
sur le trajet (oui, j'ai
omis un détail charmant, je partage la chambre avec un couple de
volontaires, on devait avoir chacun notre chambre mais elles caillent
tellement qu'on
a tous préféré celle qui est dans la maison). Finalement, saisie
d'une
peur incontrôlable, je débranche mon tel (je précise que je viens
d'en
racheter un a 150
euros). Et là
... un éclair éééééénorme
illumine la chambre d'une
lumière
blanche aveuglante, et avec le tonnerre, on entend un craquement
sinistre et je comprends que les plombs ont sauté, et que mon
portable l'a
vraiment échappé belle!!!!
Il est vraiment temps
pour moi de partir, je saute enfin dans mon bus avec soulagement...
et pour une fois... aucun regret!
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