vendredi 5 juin 2020

Les aventures de Gabi: Gabi à la ferme

Depuis que je suis à la ferme et que j'ai cassé mon téléphone, je mène une vie bizarre. Une vie où on se lève quand on se réveille et on se couche quand on est fatigué, on mange quand on a faim, sans aucune notion de l'heure que celle du soleil, qui approximativement, nous donne une idée de ce qu'on est censé faire. Une vie où je bosse tant que j'en ai envie (l'idée étant de faire 4-5heures par jour), où je fais une pause quand ça me prend, où je ne me presse jamais. Une vie sans projet, où tout avance à son rythme, ou au rythme qu'on veut bien lui donner, une vie où on a une vague idée d'où on veut aller, mais on prend tout son temps. Une vie normale quoi.

Au début, je voulais me lever tôt et bosser toute la matinée pour avoir l'après-midi de libre pour faire des rando ou bosser sur mes trucs, et puis en fait je me suis mise au rythme de la maison, après tout, pourquoi pas prendre son temps, ça me convient assez bien. Tout faire à son rythme au lieu de compresser le temps pour toujours en faire plus. Je me rends compte que c'est toujours ça avec moi, quand j'ai enfin le temps et les conditions pour me lancer dans la réalisation de projets ambitieux, eh bien je finis toujours par me faire avoir par la coolitude de la vie, comme si chaque minute était trop savoureuse pour qu'on en fasse un gros tourbillon d'efficacité et de rentabilité. Peut-être que je suis juste une flegmarde et que je théorise pour continuer de me faire des illusions sur ma capacité de travail et sur ma force de volonté. Mais peut-être bien que j'aimerais passer ma vie comme ça, à la cool, tout en bossant sur des projets intéressants.




Je me réveille avec l'horizon orange au loin dans les montagnes, le soleil naissant caressant, et brûlant, une heure plus tard, mon visage endormi. Je sors faire un petit pipi dans le jardin, me lave le visage, m'habille, vais prendre mon petit dèj pendant parfois une heure ou deux en regardant par la fenêtre. Parfois, Emi me montre un bout de documentaire complotiste vaseux, il prend ça très au sérieux, et moi je sais pas, je trouve ça nul, mais ça me change, et c'est limite marrant tellement c'est mal fait. Ensuite je sors dans le champs d'à côté essayer de choper internet sur mon vieil ordi. Enfin je commence à bosser sur les coups de 11h, tranquillement, faudrait surtout pas se brusquer. Déjeuner vers 14h, toujours la même chose, du riz et des lentilles, si on a de la chance, une omelette, mais même ça, ça me va bien maintenant, la routine, puis je traîne un peu en lézardant au soleil, ensuite encore deux ou 3 heures de boulot, en gros je termine quand j'ai fini ce que je suis en train de faire ou quand j'en ai envie, Emi ne me demande jamais de comptes. Une bonne douche dans la cabine dont les vitres mal posées laissent passer tous les courants d'air, j'enfile un leggins propre (ma tenue de soirée) et je me sens comme neuve. J'entre dans la maison, on dîne en regardant un film tous les trois (Emi a une collection impressionnante de films du monde entier), souvent je m'endors avant la fin où je me prélasse sur le canapé pour éviter au maximum ma cabane glacée, pendant qu'Emi roule un énième bédaud dont il m'offre parfois gracieusement les dernières lattes. Je suis en coloc avec une ado rebelle (elle s'est rasé la tête il y a quelques semaines) et un papa au mutisme désespérant. C'est bizarre, cette situation est très bizarre, mais je sais pas pourquoi, j'aime bien! J'aime bien bosser à des trucs manuels la journée et ne penser à rien, vivre relax sans regarder l'heure et sans jamais me presser, lâcher tout ce qui se passe dehors, mater des films bien au chaud sous la couverture, entourée de mes deux colocs atypiques, somnoler sur le sofa et enfin regagner ma chambre dans le froid, m'enfouir sous les couvertures qui me tiennent à peine chaud, sombrer et tout oublier, puis me réveiller entre les feuilles de bananier, à nouveau.






Un jour de déprime (oui ça arrive biensûr), la petite me demande ce que j'ai, je lui réponds d'un ton légèrement dramatique "saudade", qui veut dire "mélancolie" en Portugais comme on le sait. Elle me demande "saudade de Max" (le volontaire argentin parti le matin même – je crois qu'elle en pinçait pour lui), mais je lui dit, non saudade de ma maison, de mes amis, de ma vie d'avant, de mon "novo". Elle me dit que je peux être la copine de son père, comme ça en plus j'aurai une maison. Je la regarde, médusée, tout a l'air si simple vu de ses 13 ans! J'imagine le tableau. Une sorte de Mélodie du Bonheur revisitée au goût du 21e siècle, avec le coronavirus en fond de toile, une Julie Andrews passée à la frisette, une histoire entre une jeune trentenaire à forte tendance mélancolique et un rustre des montagnes qui fume de la marijuana du soir au matin, qui n'ouvrirait la bouche que pour lui dire quoi faire et pas faire (véridique) joli tableau... Serena imite son père mangeant (un spectacle en effet gratifiant) et donnant des ordres et me dit que ça ne serait pas du luxe que je me mette avec lui, je pourrais remonter le niveau, car il y a beaucoup à faire niveau classe!

En tous cas, je me découvre un goût surprenant, celui de converser avec les adolescents (faut dire que j'ai pas vraiment d'autre interlocuteur, et puis ça me fait pratiquer un peu le Portugais). La petite finit même par me dire que je pourrais être psychologue, enfin c'est sûr qu'à côté de son père, qui lui interdit systématiquement tout, n'importe qui aurait l'air d'avoir une maîtrise en pédopsychiatrie. Mais bon elle est mignonne et super stylée, elle porte des chaussettes à coeur dans des converses jaune citron, des jeans trop grands qu'elle serre à la taille avec des ficelles de couleur, elle peint à la gouache une galaxie sur son vieux sweet troué. Elle a aussi un collier de coquillages et une plume en métal à l'oreille. On parle de féminisme, elle trouve que c'est con qu'on ait séparé les hommes et les femmes comme ça, en leur faisant croire qu'ils sont si différents. Dans son carnet de collages artistiques, elle écrit que le féminisme, c'est pas contre les hommes, mais contre les machos. Elle me plaît cette petite.






Le jour de mon "dia livre", mon jour libre, je demande à Emi où je peux aller me balader. Il m'explique le chemin: alors tu remontes la montagne sur la route principale pendant environ trois cent mètres, puis tu passes la barrière en la refermant bien derrière toi, tu descends le sentier, même s'il y a des tas de d'arbres en travers, tu continues, si tu veux prends une machette, ensuite tu vas passer deux ruisseaux, dont un où tu peux boire, tu continues, faut pas se tromper, le sentier part aussi à droite mais tu restes bien à gauche, pendant environ 20 minutes, ensuite tu passes entre deux champs d'eucalyptus (déjà, ça ressemble à quoi un eucalyptus svp?), puis le chemin s'interromp, faut sauter d'un bon mètre vers le bas et puis tu croises une route, tu prends à droite ect... la description m'étourdit tellement elle foisonne de détails, je crains de me perdre mais finalement tout se passe bien! "Tu feras juste gaffe où tu mets les mains et les pieds par contre, ya des serpents", c'est bien noté...
Par contre, lors d'une autre rando, avec les autres cette fois heureusement, on croise au retour, en sortant de la forêt, deux individus en treillis qui s'y dirigent alors que la nuit tombe... Ils ont des têtes de malfrats et j'ai même l'impression qu'ils sont armés. Une fois qu'ils sont passés je me retourne pour être sûre, mais l'un des types a la même idée alors on fait tous les deux aussitôt volte face un brin confus, moi pas très rassurée. Serena se moque en disant qu'on dirait deux ado qui s'aiment bien... N'empêche, trop bizarre ces deux bonshommes, Max dit qu'ils vont chercher de la Marijuana... Emi confirme plus tard qu'il n'est pas rare que des types armés se baladent dans la jungle pour des rasions plus ou moins obscures...

Anecdote: une jolie plante m'efleure le bras, et tout à coup, je sens une brûlure très forte qui envahit tout mon bras et me laisse une cicatrice de guerrière... Max me dit qu'il a eu ça lui aussi et que la cicatrice a empiré les jours suivants, en effet, ça fait plus de deux semaines maintenant et elle me nargue toujours gentiment... dangeureuse jungle!!

Et sinon, une grande mélancolie vient parfois me visiter, celle de la vie d'avant, comme si c'était celle-là la vraie, et les amis et contacts perdus dans la bataille, mon absence de maison, et parfois je me demande si je suis toujours en voyage ou si c'est ça ma nouvelle vie, tout simplement... bosser chez des gens pour ne plus dépenser ce que je ne gagne pas, gagner un tout petit peu avec des projets chouettes... Peut-être que je reviendrai quand je serai riche et que je pourrai vivre dans un joli studio à moi? Et puis en fait, la vie de bohème, même si elle n'a peut-être qu'un temps, j'en ai toujours rêvé, j'ai toujours rêvé de travailler ici et là contre le gîte, voyager, connaître le monde, voir autre chose... S'adapter à la vie des autres et m'y lover comme un matou près du feu en travaillant en volontariat plutôt que créer la sienne de toutes pièces, ce qui demande une énergie folle... Mais la rançon du voyage, c'est la solitude, contrairement à ce qu'on croit, le chemin est semé de rencontres fugaces qui laissent un goût d'inabouti, et puis on rencontre beaucoup de locaux ou de voyageurs avec qui on a parfois peu en commun, peut-être parce que mon parcours est atypique... Non qu'il n'y ait pas des milliers de jeunes femmes qui décident de partir voyager seules, mais celles qui décident de ne pas rentrer tout de suite n'ont pas du tout mon profil, peut-être que je devrais me poser des questions??!

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire