samedi 28 mars 2020

Rêver le Brésil d’autrefois...

Isolée a Rio, je laisse mon esprit vagabonder et s’envoler au coeur de l’Amazonie, que j’aurais aimé explorer, en d’autres temps. Je plonge dans des lectures qui m’emmènent au temps des explorateurs, le temps où les premiers Européens posèrent le pied au Brésil, où, assoiffés d’or et d’argent, ils coupèrent à travers les forêts, emportant tout sur leur passage. A coté de ces aventuriers avides, des hommes de science et d’Art se fascinèrent pour les indigènes et la faune locale, rapportant dans de merveilleux carnets des fragments de leurs voyages. Ils voient la nature nouvelle et les peuplades locales comme un vaste sujet d’étude, auquel ils s’adonnent avec ardeur et conviction, dans une inlassable recherche de vérité, et c’est dans un acharnement kantien qu’ils oeuvrent à la passation de leur savoir à la postérité, répertoriant avec sérieux et méthode plantes, animaux, insectes, tribus, rituels, outils, objets ect. Dans leurs écrits et leurs aquarelles, on devine la surprise, la peur, l’intérêt  et la curiosité, les jugements, hâtifs parfois, les interprétations candides, même de la part d’hommes qui avaient bravé les mers, les erreurs souvent, la stupeur sous le masque de la lucidité et de l’intellect. Le sens analytique mis à mal par les incongruités de leurs découvertes, et les différences fondamentales et conceptuelles profondes qui les opposent aux indigènes.








Des expéditions de savants, des artistes illuminés, des vas-nu-pieds misérables, des pirates redoutables (j’apprends d’ailleurs que des pirates sévissent toujours sur les côtes brésiliennes, comme en témoigne un garde armé jusqu’aux dents sur la plage privée du club Med, où j’assiste Dominique sur un chantier ppur restaurer une peinture), des marins sans scrupules, des chercheurs d’or, des mercenaires, des bandits sanguinaires... toute une foule de sauvages qui met le pied à terre, rudes bottes à boucles de métal dans le sable doux ou les eaux marécageuses, des rêves de richesse plein la tête, et des espoirs fous qui guident leurs pas jusqu’aux tréfonds de la jungle... De cette époque féroce qui est l’avènement de la décimation des peuples locaux ainsi que le rapt et l’importation des noirs d’Afrique comme de tristes marchandises, subsistent des aquarelles et des gravures touchantes qui retranscrivent avec une sensibilité désarmante ces scènes d’autrefois. Des situations des plus cruelles y sont en effet comme contées avec une sorte de naïveté et une douceur étonnante et presque dérangeante. Marchés aux esclaves, sacrifices humains, rituels chamaniques, scènes d’épinal aux relent tragiques, le tout comme emprunt d’une enveloppe un peu brumeuse qui lisse les drames et enjolivent la trivialité des faits, comme un doux parfum, dont les effluves vous caressent le nez, malgré des composantes agressives.







Je m’abîme complètement dans les images de jungles et de forêts tropicales, mon esprit se perdant entre les lianes qui entravent mon pas comme des mains végétales protégeant la forêt. Dans les abécédaires végétaux dessinés au fusain, des dessins scientifiques de feuilles de palmiers, de bromelias extravagants, de pétales et de fleurs exotiques, de pistils saillants, de mousses douillettes enveloppant des rochers, de fourmilières monstrueuses, d’insectes incroyables, effrayants ou grotesques, d’animaux suaves ou affreux, beaux et dangereux, ou laids et inoffensifs, des serpents ondulants entre les troncs et les souches vides, des poissons aux écailles étincelantes, dont les mille couleurs disparaissent dans les eaux boueuses de rivières déchainées, des sarbacanes venimeuses et des parures indigènes faites de plumes et d’os... des couteaux acérés et des lames renvoyant des éclats de soleil à mes yeux éblouis...



Confinée a Rio, je dessine des caravelles pour m’évader... de fiers galions qui m’emmèneront dans des îles au Trésor, dans des jungles imparfaites, des fleuves sauvages, des contrées inexplorées où je pourrai à mon tour dessiner les pygmées, les arbres, la beauté, la culture, la vie.





Des illustrations attirent mon attention: on y dépeint les esclaves noirs habillés en costumes européens, les costumes détonnent, on les dirait déguisés... Il s’en dégage une impression assez cocasse, je ne sais pourquoi, comme si l’homme blanc avait voulu travestir à son image des êtres qu’il avait pourtant relégué au rang inférieur, dans une triste parodie de lui-même. Une contradiction étrange et un paradoxe qui met mal-à-l’aise autant qu’il chifonne mon sens esthétique. En effet, ainsi portés, les vêtements rigides et compliqués sont comme sublimés et ridiculisés à la fois. Je repense au personnage de Django dans le film Django Unchained de Tarantino, et la prestance un peu folle avec laquelle il revêt ses premiers atours d’homme libre, reléguant ses anciens maîtres et tous les habitants blancs du village au rang de provinciaux fades et ringards; éclatant les coutures de ses oripaux trop ajustés, comme un surhomme, donnant à ces vêtements bouffons une dimension royale. Un sapeur des temps anciens et une icône de mode intemporelle, un pied de nez à la servitude à travers le vêtement qui crie ses couleurs, ses textures, ses plis et ses boutonnages complexes comme une déclaration d’indépendance...




Je découvre également dans la bibliothèque de Dominique, un livre magnifique qui expose les peintures d’Aloys Zolt, un obscur teinturier du XIX siècle d’une région tout aussi obscure d’Autriche. Il réalise un bestiaire émouvant où éclate son sens de la couleur ainsi que la force d’un imaginaire presque scientifique, qui, à l’aide de revues encyclopédiques, imagine et recrée des animaux rêvés et monstrueux de contrées lointaines totalement inaccessibles, les mettant en scène dans des paysages qui sont la somme de ses connaissances cartographiques du monde et de ses repères géographiques  habituels. Ainsi, des tigres exotiques se promènent en toute tranquillité dans de sombres collines d’Europe continentale, et ce décalage a quelque chose de touchant, parce qu’on y sent la volonté d’être extrêmement fidèle à la réalité, dans une approche presqu’obsessionnelle, et dans un souci de détail et de précision, en même temps qu’une inexactitude académique flagrante, involontaire ou délibérée, c’est un mystère qu’on ne pourra jamais élucider. Cet artiste pratiquement inconnu m’émeut au plus haut point, car regarder ses peintures, c’est suivre la courbe de son imaginaire et de la fascination exercée sur lui par "le vaste monde", où il ne mettra jamais les pieds, et où il vit pourtant, par le rêve, par le dessin, grâce à un bout de crayon et un morceau de papier... Comment cet homme modeste, que rien ne prédestinait à des aventures épiques, a pris le pinceau et consacré toute sa vie à recréer la faune d'un ailleurs absolument hors de portée? Que lui est-il passé par la tête?
Est-ce que l’Art, ce n’est pas de rendre réelles, par une matérialisation sensorielle, qu’elle soit visuelle, auditive ou même ofalctive (je pense aux parfums), des sensations mentales, psychologiques et esthétiques qui habitent un être et le submergent, de sorte qu’il n’a d’autre choix que de les transposer à l’exterieur de lui-même par un procédé presque technique qu’on pourrait métaphoriquement qualifier de "sublimation"?






Mon voyage continue le soir dans mon lit à la lecture de Vendredi ou la vie sauvage, de Michel Tournier, un ouvrage d’une grande poésie qui invite à la songerie. Robinson sur son île, que son ami indien Vendredi initie à la magie de la vie à travers des jeux métaphoriques qui les mettent en scène tous les deux, et qui, par une sorte d’autoprojection de leur amitié et de leurs différents, leur permet d’exorciser leur maux. Vendredi fait de tout un jeu, et transcende par ses créations les êtres comme les idées. A la fin du livre, un bateau accoste enfin, après des années de solitude et d’une vie bien differente de celle qu’on vit sur le vieux continent. Robinson renonce à s’évader enfin de son île, car ses semblables ne lui ressemblent plus...

La lecture est une évasion que l’imaginaire construit, lire et imaginer c’est creuser un passage pour s’échapper et retrouver la lumiere du soleil, loin des néons de la ville... c’est, comme un enfant absorbé dans un livre imagé, ouvrir son esprit et son coeur à l’inconnu.
 

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