mercredi 8 mars 2023

Hassan le tisserand


Hassan le tisserand.

Lundi matin, je me rends chez Hassan le tisserand, accompagnée par Rajae qui a organisé la visite. Hassan est un artisan du beau. Quand Hassan travaille, son métier à tisser se mue en un piano gigantesque où chaque corde vibre au mouvement de ses doigts. Un monstre magique qu'un archer virtuose taquine pour concrétiser une vision, une obsession, une impulsion. Son atelier est une antre où le tisserand fusionne avec son instrument pour créer une partition sans mesures dont les couleurs éclatantes transfigurent le tissage pour devenir une oeuvre à part entière.

Hassan nous présente une merveilleuse ceinture traditionnelle. Son inspiration pour créer le  motif lui est venue après la visite du jardin d'une amie, un Eden où s'épanouissent les fleurs les plus délicates, où les oiseaux les plus gracieux virevoltent dans de petites allées arabo andalouses harmonieusement disposées autour d'une fontaine aux céramiques éclatantes. Plonger son regard dans ce tissu, c'est entendre soudain l'éclat de l'eau et le chant des oiseaux. C'est laisser son esprit voguer au rythme d'une balade, chaque ligne sinueuse évoquant une promenade poétique au sein des roses.

Hassan et Isabelle, son épouse et collaboratrice, nous donnent d'amples détails sur l'aspect historique et technique du brocart. À un moment, Rajae demande "Qu'est ce que cela te fait de tisser, est-ce un plaisir, est-ce un casse-tête? Quel est ton ressenti?"... À ces mots on bascule tout à coup dans une autre dimension, quelque part du côté du sensible, de l'émotif, de l'essentiel. La question transperce Hassan tandis que sa voix se brise. "Ce n'est même pas un plaisir, c'est... chaque fil vibre dans ma main, je connais chacun d'entre eux et je sens ce qu'ils demandent, et je rééquilibre, j'intéragis avec eux, nous sommes un, et tout cela est vivant... ce n'est pas un métier, c'est une vie, on travaille avec ses mains, avec son coeur, avec son âme, avec tout son être".
 
Hassan évoque tous les obstacles dressés contre lui et qu'il a traversés, envers et contre tout, pour préserver la pureté de sa pratique. Intègre dans un monde où l'artiste et l'artisan, assujettis à la figure de l'entrepreneur, se battent pour faire entendre leur voix. Une voix intérieure qui s'élève contre toutes les autres. Celles du confort, de la sécurité, de l'argent, autant de prisons nécessaires. Hassan, dans sa recherche d'infini, sa quête d'absolu, incarne la force de s'élever contre les injonctions et les sous-entendus sociétaux, pour parvenir à exprimer ce qu'il a de plus précieux, c'est-à-dire ce qu'il y a de plus profond. Se saisir du tangible. 
 
Hassan a longtemps essayé de se conformer aux exigences de rendement. Mais l'urgence d'exprimer ce qu'il porte en lui finit toujours par rattraper l'artiste qui se refusait à lui-même. C'est pourquoi, mu par une force invincible et vacillante à la fois, il avance dans le noir à la seule lueur de sa volonté.
 
De la même manière, Hassan nous confie qu'il faut une confiance absolue dans son intuition créative pour la suivre jusqu'au bout sans la juger. Lui donner une chance d'exister. Tenir bon, refuser de se confronter à sa création avant qu'elle ne soit complètement terminée, ne pas laisser place au doute qui s'insinue dans un travail qu'on évalue sans cesse. Car la voir en cours, ce serait la fragmenter en mille morceaux et de fait l'empêcher de naître.
 
Un jour, Hassan reçoit une commande pour la reine. Une styliste a imaginé un vêtement en volume pour son tissu. Hassan conçoit un motif inspiré des moucharabieh, qui laisse imaginer derrière, en profondeur, les coulisses d'un intérieur dérobé. Le regard plonge dans le tissu comme absorbé, aspiré par l'étoffe... La composition de Hassan est si puissante qu'une fois présentée à la styliste, celle-ci reste interdite et abandonne tous ses plans compliqués de patronage pour laisser la place au motif.
Je crois que cette styliste a compris une chose: quand le tissu parle, il n'y a plus rien dire.
 

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